Evelyne Raje
Performance du 12 octobre 2022
L’art indien
des Kolams en plein cœur de Bruxelles
Une quincaillerie onirique
L’aurore se lève à Bruxelles. Une lueur orangée enveloppe la rue Théodore Verhaegen, non loin de la gare du midi. En ce début d’automne, quelques spectateurs grelottent à l’entrée d’un couloir qui mène au ‘Palazzo’, un espace de Co-working du bas de Saint-Gilles, prisé d’une faune de travailleurs ‘freelance’, séduits par la quiétude du lieu.
C’est cet endroit atypique, situé dans un ancien garage automobile inondé de lumière, qu’a choisi Evelyne Raje pour déployer ses recherches artistiques. C’est aussi le lieu qui lui sert de scène, en ce mercredi 12 octobre, pour une performance aux confluents de la quête personnelle et spirituelle.
Un geste artistique, en pleine rue, nous est donné à voir, comme un lien tissé à travers les âges et les continents. Lors de sa performance, Evelyne tracera des Kolams, ces œuvres abstraites ancestrales pratiquées en Inde depuis des siècles, notamment par les populations tamoules du Tamil Nadu, et bien avant la naissance « officielle » de l’abstraction dans l’histoire de l’art occidental. Une façon pour l’artiste de renouer avec ses racines indiennes, Pondichéry et l’Etat du Tamil Nadu, que ses parents quittèrent dans les années 80.
Il n’est pas encore huit heures quand le rituel, immémorial et éphémère, débute dans le brouhaha de la ville encore engourdie, au son de tablas et de sitars de Ravi Shankar, qui, immédiatement, enveloppent ce coin de rue d’une atmosphère hypnotique. Le mur qui conduit au Palazzo, à la peinture verte écaillée, luit de multiples bougies qui jonchent le sol et attirent l’œil des passants. Au sol sont posés des objets et denrées divers ; comme dans une quincaillerie onirique. Deux roses blanches, un plateau doré, une vasque argentée, un citron, de l’encens, une cuve en bronze, de la poudre rouge, de la poudre blanche.
L’artiste agite une clochette et sort ainsi l’assistance de sa torpeur matinale. Le cérémonial auquel nous allons assister a pour fonction de
« protéger ce lieu », cet espace à part, celui des tâtonnements, des essais et des erreurs, des expérimentations du champ artistique.
Le Palazzo, c’est, pour Evelyne Raje, cette « chambre à soi » que théorisait l’écrivaine Virginia Woolf, à qui Evelyne Raje rend hommage par ce rituel de protection. Un lieu bien distinct de la sphère domestique, une pré-condition à l’acte créatif ; un vecteur d’émancipation. Il s’agit donc ici de lui offrir un halo protecteur.
Ephémère et puissant
La musique accélère le tempo. Evelyne se saisit de la bassine dorée, qu’elle remplit d’eau et de pétales de roses. Elle dispose ensuite sur l’asphalte la poudre blanche, de la farine de riz, en de petits monticules espacés et équidistants. Puis l’artiste trace en des gestes amples des lignes et des courbes autour de ces points, formant un motif harmonieux, des arabesques élégantes, dont le contour, tout en douceur, happe le regard.
La main est ferme et légèrement tremblante. Malgré cet apparent paradoxe, Evelyne emmêle des fils de poudre blanche à un rythme soutenu, sur une ligne de crête. Le dessin est apaisant. L’acte créatif, attire le regard des badauds, il offre une pause à cet homme qui ramasse les déchets pour la ville de Bruxelles et happe l’attention d’une petite fille que son père, trop pressé, tirera par la main.
Les traits sont abstraits, mais ils sont ordonnés, précis et réguliers. Dans cet entrelacs de virages et de lignes droite, ce n’est pas le chaos qui règne. Mais un ordonnancement d’un monde, à même le sol, logique et cohérent. Cette trace est fugitive, impermanente ; elle s’efface à mesure des va-et-vient de la journée.
Renouer avec un héritage
Pour Evelyne Raje, artiste autodidacte, le choix des Kolams n’a rien d’un hasard. Ces dessins la rattachent à son héritage culturel, avec lequel elle renoue avant de se le réapproprier pour « l’emmener ailleurs, vers une pratique plus personnelle », dit-elle. Evelyne Raje est d’origine indienne. Ses parents se sont installés en France dans les années 80 à Conflans Sainte-Honorine.
Ces dessins, elle les a appris lors de voyages familiaux récurrents, en Inde. Ils sont évocateurs de souvenirs d’enfance lorsque, le matin, des femmes traçaient à la poudre blanche leurs motifs géométriques. Les Kolams sont un « langage visuel avec ses codes et ses règles », résume-t-elle. Ce langage se transmet entre femmes et revêt bien des fonctions. Spirituelles, bien sûr, décoratives, certainement, mais aussi rationnelles et pratiques. La poudre de riz, utilisée traditionnellement pour les dessins quotidiens, nourrit les insectes et les oiseaux. Il s’agit à la fois une célébration du vivant, une offrande aux animaux, mais aussi une façon de les éloigner de la cuisine, de protéger la nourriture.
Evelyne a beaucoup appris en observant les femmes dessiner dans les rues de Pondichéry, elle s’est aussi tournée vers sa mère pour qu’elle lui transmette les souvenirs des Kolams de sa propre mère, comme une cordelette nouée entre les générations. Il y eut aussi Bhavani, une servante de la famille d’Evelyne Raje, qui fut une véritable guide dans l’apprentissage des techniques des kolams.
Les Kolams sont multiples, infinis, ils inspirent des codeurs et mathématiciens du monde entier qui y accolent des suites complexes, comme une clé de compréhension. En Inde, ils sont exclusivement pratiqués par des femmes, qui les dessinent devant leur domicile ou celui de leur patron lorsqu’elles sont servantes. Il servent à protéger les lieux des influences néfastes de mauvais esprits. Leurs courbes invitent parfois des divinités comme Shiva ou Parvati, symbolisées par des cercles.
Après avoir réalisé ses premières « expériences » artistiques autour du thème de la décolonisation, Evelyne Raje se réapproprie des traditions ancestrales, et décline les Kolams en y apportant une touche personnelle, en élaborant ses propres motifs. Des motifs qu’elle importe, en plein cœur de l’Europe. Au fil des heures. Les deux Kolams qu’elle a tracés s’effacent peu à peu. Mais qu’importe. Le Palazzo, désormais, est protégé.
Cédric Vallet
Une quincaillerie onirique
L’aurore se lève à Bruxelles. Une lueur orangée enveloppe la rue Théodore Verhaegen, non loin de la gare du midi. En ce début d’automne, quelques spectateurs grelottent à l’entrée d’un couloir qui mène au ‘Palazzo’, un espace de Co-working du bas de Saint-Gilles, prisé d’une faune de travailleurs ‘freelance’, séduits par la quiétude du lieu.
C’est cet endroit atypique, situé dans un ancien garage automobile inondé de lumière, qu’a choisi Evelyne Raje pour déployer ses recherches artistiques. C’est aussi le lieu qui lui sert de scène, en ce mercredi 12 octobre, pour une performance aux confluents de la quête personnelle et spirituelle.
Un geste artistique, en pleine rue, nous est donné à voir, comme un lien tissé à travers les âges et les continents. Lors de sa performance, Evelyne tracera des Kolams, ces œuvres abstraites ancestrales pratiquées en Inde depuis des siècles, notamment par les populations tamoules du Tamil Nadu, et bien avant la naissance « officielle » de l’abstraction dans l’histoire de l’art occidental. Une façon pour l’artiste de renouer avec ses racines indiennes, Pondichéry et l’Etat du Tamil Nadu, que ses parents quittèrent dans les années 80.
Il n’est pas encore huit heures quand le rituel, immémorial et éphémère, débute dans le brouhaha de la ville encore engourdie, au son de tablas et de sitars de Ravi Shankar, qui, immédiatement, enveloppent ce coin de rue d’une atmosphère hypnotique. Le mur qui conduit au Palazzo, à la peinture verte écaillée, luit de multiples bougies qui jonchent le sol et attirent l’œil des passants. Au sol sont posés des objets et denrées divers ; comme dans une quincaillerie onirique. Deux roses blanches, un plateau doré, une vasque argentée, un citron, de l’encens, une cuve en bronze, de la poudre rouge, de la poudre blanche.
L’artiste agite une clochette et sort ainsi l’assistance de sa torpeur matinale. Le cérémonial auquel nous allons assister a pour fonction de
« protéger ce lieu », cet espace à part, celui des tâtonnements, des essais et des erreurs, des expérimentations du champ artistique.
Le Palazzo, c’est, pour Evelyne Raje, cette « chambre à soi » que théorisait l’écrivaine Virginia Woolf, à qui Evelyne Raje rend hommage par ce rituel de protection. Un lieu bien distinct de la sphère domestique, une pré-condition à l’acte créatif ; un vecteur d’émancipation. Il s’agit donc ici de lui offrir un halo protecteur.
Ephémère et puissant
La musique accélère le tempo. Evelyne se saisit de la bassine dorée, qu’elle remplit d’eau et de pétales de roses. Elle dispose ensuite sur l’asphalte la poudre blanche, de la farine de riz, en de petits monticules espacés et équidistants. Puis l’artiste trace en des gestes amples des lignes et des courbes autour de ces points, formant un motif harmonieux, des arabesques élégantes, dont le contour, tout en douceur, happe le regard.
La main est ferme et légèrement tremblante. Malgré cet apparent paradoxe, Evelyne emmêle des fils de poudre blanche à un rythme soutenu, sur une ligne de crête. Le dessin est apaisant. L’acte créatif, attire le regard des badauds, il offre une pause à cet homme qui ramasse les déchets pour la ville de Bruxelles et happe l’attention d’une petite fille que son père, trop pressé, tirera par la main.
Les traits sont abstraits, mais ils sont ordonnés, précis et réguliers. Dans cet entrelacs de virages et de lignes droite, ce n’est pas le chaos qui règne. Mais un ordonnancement d’un monde, à même le sol, logique et cohérent. Cette trace est fugitive, impermanente ; elle s’efface à mesure des va-et-vient de la journée.
Renouer avec un héritage
Pour Evelyne Raje, artiste autodidacte, le choix des Kolams n’a rien d’un hasard. Ces dessins la rattachent à son héritage culturel, avec lequel elle renoue avant de se le réapproprier pour « l’emmener ailleurs, vers une pratique plus personnelle », dit-elle. Evelyne Raje est d’origine indienne. Ses parents se sont installés en France dans les années 80 à Conflans Sainte-Honorine.
Ces dessins, elle les a appris lors de voyages familiaux récurrents, en Inde. Ils sont évocateurs de souvenirs d’enfance lorsque, le matin, des femmes traçaient à la poudre blanche leurs motifs géométriques. Les Kolams sont un « langage visuel avec ses codes et ses règles », résume-t-elle. Ce langage se transmet entre femmes et revêt bien des fonctions. Spirituelles, bien sûr, décoratives, certainement, mais aussi rationnelles et pratiques. La poudre de riz, utilisée traditionnellement pour les dessins quotidiens, nourrit les insectes et les oiseaux. Il s’agit à la fois une célébration du vivant, une offrande aux animaux, mais aussi une façon de les éloigner de la cuisine, de protéger la nourriture.
Evelyne a beaucoup appris en observant les femmes dessiner dans les rues de Pondichéry, elle s’est aussi tournée vers sa mère pour qu’elle lui transmette les souvenirs des Kolams de sa propre mère, comme une cordelette nouée entre les générations. Il y eut aussi Bhavani, une servante de la famille d’Evelyne Raje, qui fut une véritable guide dans l’apprentissage des techniques des kolams.
Les Kolams sont multiples, infinis, ils inspirent des codeurs et mathématiciens du monde entier qui y accolent des suites complexes, comme une clé de compréhension. En Inde, ils sont exclusivement pratiqués par des femmes, qui les dessinent devant leur domicile ou celui de leur patron lorsqu’elles sont servantes. Il servent à protéger les lieux des influences néfastes de mauvais esprits. Leurs courbes invitent parfois des divinités comme Shiva ou Parvati, symbolisées par des cercles.
Après avoir réalisé ses premières « expériences » artistiques autour du thème de la décolonisation, Evelyne Raje se réapproprie des traditions ancestrales, et décline les Kolams en y apportant une touche personnelle, en élaborant ses propres motifs. Des motifs qu’elle importe, en plein cœur de l’Europe. Au fil des heures. Les deux Kolams qu’elle a tracés s’effacent peu à peu. Mais qu’importe. Le Palazzo, désormais, est protégé.
Cédric Vallet